mercredi 9 mars 2016

La décentralisation par André larocque( 2004)

le bogue de l'an 2000... nous a appris combien nos sociétés sont centralisées, surtout pour la production de la nourriture et de l'énergie.
Mais il y a aussi décentralisation administrative. de fait le Québec est le territoire à peu près le plus centralisé au monde...

LA DÉCENTRALISATION

LE PLUS GRAND DANGER :  PASSER À CÔTÉ DE L’ESSENTIEL



           
            Mes propos se veulent dans le prolongement des travaux et du rapport du Comité directeur sur la réforme des institutions démocratiques - le comité présidé par Claude Béland et qui a conduit aux  États Généraux sur la réforme des institutions démocratiques tenus à Québec, en février 2003.  Je cite :

            « Les régions sont le Québec.  Elles sont le lieu et l’espace où des personnes         regroupées consentent à s’appeler citoyennes et citoyens et à en assumer la   responsabilité.  Les régions construisent jour après jour la société québécoise.     Réunies en un gouvernement commun, l’État québécois, les régions élaborent,     partagent et construisent le projet de société des Québécoises et des Québécois. »
            (Rapport, page 48).


C’est en ce sens que je dis qu’un des grands dangers qui nous guettent, c’est de passer à côté de l’essentiel.  Si le Québec n’ »a » pas des régions, mais plutôt « est » ses régions , et que nos régions sont dans l’état que l’on sait, ne risquons-nous pas  d’être en train de passer à côté du pays, de passer à côté des attentes de ses propriétaires, les citoyens.


Et c’est dans ce sens que je ne traiterai pas ici du « dossier de la décentralisation »  justement parce que je crois que la principale erreur qu’on a faite depuis au moins 1960 c’est d’avoir fait de la décentralisation un dossier.  Dossier administratif, dossier de développement économique, dossier de ministres et de gouvernements successifs qui n’y croient pas, dossier de fonctionnaires qui n’ont pas d’implication sur le terrain, dossier aussi de gens bien intentionnés mais qui restent prisonniers de leurs bonnes intentions, enfin dossier par excellence de colloques, de séminaires, de symposiums qui n’ont jamais manqué depuis quarante ans et qui n’ont jamais abouti.  Il faut au plus vite fermer le dossier et passer à l’action.


            « Décentralisation », c’est le mot technocratique qui a été inventé pour ne pas appeler l’animal par son vrai nom.  Le vrai nom c’est « démocratie régionale ».  La démocratie, ce n’est pas un dossier : c’est une manière de vivre, une dynamique de coexistence, une façon d’organiser non pas d’abord la vie en société mais plutôt une façon d’organiser le pouvoir, la prise de décision dans cette société.  La décentralisation n’est pas fondée sur des expertises; elle est fondée sur des personnes, les citoyens.



            Je cite le livre blanc (non publié mais qui aurait dû l’être à l’automne de 1977)) du Comité ministériel sur la régionalisation présidé par le nouveau Premier ministre d’alors, René Lévesque :

            « La décentralisation c’est d’abord un acte de confiance envers les individus et un            appel à leur créativité.  Elle repose essentiellement sur la conviction que les       citoyens seront plus en mesure de définir eux-mêmes leurs besoins et de répondre avec originalité et invention à  leurs aspirations s’ils exercent une prise directe             sur la production des services et activités qui les affectent quotidiennement. »


            C’est ce que disent en leurs propres mots, et depuis des années, les citoyens et groupes qui viennent s’exprimer devant des instances comme la Commission Bélanger-Campeau, les Commissions nationale et régionales sur l’avenir du Québec ou les sporadiques occasions où les successifs ministres de développement régional (rouges ou bleus indistinctement) font mine de les écouter.  Citation du Rapport de la Commission nationale sur l’avenir du Québec, 1995, page 33 :

            « le citoyen constitue le pivot de la décentralisation;

            « les citoyennes et les citoyens élisent leurs représentants au suffrage universel et ces derniers répondent de leurs décisions devant l’ensemble de la population dont       ils tiennent leur mandat ».


Manifestement, et depuis longtemps, les citoyens ont compris la vraie nature de la décentralisation. 

             Il s’agit d’une question d’abord politique… et non pas administrative,

            Il s’agit d’aménagement de l’État lui-même… bien avant de devenir une question           d’aménagement des ministères de l’État,

            Il s’agit d’une responsabilité qui appartient aux propriétaires de notre démocratie,           les citoyens,…et non pas à leur personnel rémunéré, les élus ou  les           fonctionnaires.

Or, nous savons très bien comment s’organise normalement une société politique démocratique, c’est-à-dire un ensemble de citoyens réunis pour exercer le pouvoir sur un territoire qui est le leur?  Prenons par exemple le Québec .







 Je vous invite à oser répondre « oui »  à une des questions suivantes :



            (1)       Est-ce que c’est au gouvernement à déterminer pour les citoyens quelles                           sont les priorités de cette société?      

            (2)       Est-ce que ces priorités doivent émaner de rencontres successives de                                comités, de colloques, de congrès ou encore d’études diverses?

            (3)       Est-ce qu’il appartient aux ministères et aux fonctionnaires de dresser la                           liste des activités dont peuvent ou doivent s’occuper les citoyens au                                   Québec?

            (4)       Est-ce que les députés à l’Assemblée sont porteurs de mandats tels qu’ils                                     répondent  dans les faits aux demandes des citoyens des régions?
           
            (5)       Est-ce que les cent vingt-cinq circonscriptions actuelles de l’Assemblée                            nationale constituent les vraies bases de l’organisation sociale, du                                         développement économique, de l’expression de la culturelle populaire des                 régions au Québec?


Si vous avez répondu « oui » à ces questions, je n’ai même pas besoin de vous souhaiter « bonne chance »…vous avez déjà tous les bons vents du statu quo qui vous propulsent.


Si, comme moi, vous avez répondu « non », il vous reste la tâche pas toujours reposante de définir comment au juste établit-on des priorités et prend-t-on des décisions dans cette société politique qu’est le Québec.  Nous l’oublions souvent : il ne s’agit pas d’un processus administratif, rationnel, sous haut contrôle de spécialistes.  Une chance!  Il s’agit de tout le contraire :



Il s’agit d’un processus collectif, qui repose sur des décisions faites par les citoyens face à des partis politiques qui compétitionnent pour des mandats limités dans le temps et pour lequels mandats il est incontournable de répondre périodiquement.  Ça s’appelle un processus démocratique .  Il n’y a personne au départ, dans un bureau,  qui a établi pour les Québécois la grande priorité nationale ou encore la liste des grandes opérations à réaliser.  Il y a plutôt  par exemple, un parti politique qui dit que la grande priorité est la souveraineté du Québec, un deuxième qui dit qu’il faut au contraire faire fonctionner la fédération canadienne et un troisième qui dit que ce genre de préoccupation n’apparaît pas sur son écran de radar.  Il y en a un qui marche à partir du postulat que l’État est « notre bien collectif le plus précieux » (Lucien Bouchard) et l’autre pour dire qu’il faut commencer à en revenir de la Révolution tranquille et de son État dans nos vies quotidiennes (Jean Charest).  Plus terre à terre, il y en a un qui dit que la rue Notre Dame à Montréal doit être une autoroute et un autre qui dit que vaut mieux un boulevard urbain.  Qui a raison?  Qui a tort?  Ce ne sont ni les gouvernements, ni les députés, ni les experts, ni les fonctionnaires qui en décideront.  Ce sont les citoyens.  Ça ne se fera pas dans un colloque; ça se passera dans le cadre d’une élection.   Le processus comporte bien sûr ses problèmes et appelle des réformes de toutes natures.  Mais y a-t-il meilleur processus? Y en a-t-il un qui renferme une plus grande garantie de liberté?  En existe-il un meilleur pour créer le pays?


                        Il y a quelque part dans les années soixante, on a pris très consciemment la décision à Québec d’axer le développement économique de l’ensemble du Québec sur celui de Montréal.  On a postulé que le développement de chacune de nos régions s’y emboîterait harmonieusement et nécessairement.  De toute évidence, ça n’a pas été le cas.  Il y a longtemps qu’on le sait.  Un des problèmes fondamentaux c’est qu’on cherche la solution là justement où a été créé le problème, c’est-à-dire à Québec.  C’est à Québec que la « démocratie régionale » devient de la « centralisation », qu’un problème de société devient un dossier, que le pouvoir citoyen est remplacé par celui de la « machine ».


                        Mais si on revenait à l’exigence populaire énoncée plus haut : « le citoyen constitue le pivot de la décentralisation…les citoyennes et les citoyens élisent leurs représentants au suffrage universel et ces derniers répondent de leurs décisions devant l’ensemble de la population dont ils tiennent leur mandat ».


Ça nous ramènerait à la conclusion que :


La véritable décentralisation exige :

            *          un retour au droit de propriété exclusif des citoyens;

            *          des élus sur la base du territoire régional;

            *          une vie politique compétitive entre partis ;

            *          des élections effectives, au suffrage universel, qui permettent aux citoyens                      de trancher;

            *          un territoire effectif sur lequel s’exerce le pouvoir citoyen.

En un mot, nous avons besoin de gouvernements régionaux.

Présentement il n’est exigé de personne de responsable de produire un véritable « programme régional ».  Un tel programme émergerait nécessairement de l’affrontement de partis politiques sur le territoire de la région.  Et il n’est pas du tout évident, bien au contraire, qu’il émergerait la même priorité dans l’Abitibi-Témiscamingue que dans le Bas-du-Fleuve ou en Estrie ou ailleurs.  Le mur-à-mur, ce n’est pas sur le terrain; c’est dans les officines à Québec.


Présentement ce sont les « hautes autorités », politiques ou administratives, qui dressent la liste de ce dont les régions pourraient ou devraient s’occuper.  La compétition démocratique redonnerait ce rôle fondamental aux citoyens comme il se doit.



Présentement on demande au député d’être sympathique pour le développement de sa région, mais pour des questions sérieuses comme sa réélection, il n’est responsable qu’à un segment de la population régionale et cela sur la base d’un territoire qui est au fond une pure division administrative pour fins d’application de la loi électorale.   Un gouvernement régional rétablirait la jonction entre le mandat du député et sa responsabilité régionale.


Présentement le contenu du « discours régional » à l’Assemblée nationale provient des partis qui n’en répondent pas sur la base des régions ou encore des vœux pieux des députés qui ne disposent d’aucun pouvoir dans le domaine.  Un gouvernement à Québec qui ferait face à de vrais gouvernements en région aurait rapidement à inventer autre chose qu’un discours.  Un député de Roberval, de Bonaventure, de Mercier ou de Taschereau se rendrait vite compte qu’il n’est pas crédible comme responsable régional.  À l’inverse un député élu par plus de 200,000 électeurs au Saguenay-Lac-Saint-Jean comprendra vite que, lui, il a un véritable mandat régional.




VOUS ME DITES :  IL RÊVE EN COULEUR LE MONSIEUR…




Sans doute, les gouvernements régionaux ne sont pas à nos portes.  Ce n’aurait pas été la première ni la seule fois que nos élites traditionnelles auront réussi à priver les citoyens à la base du pouvoir qui leur appartient. (je suis, à ce chapitre, un inconditionnel de René Lévesque qui menait une croisade pour son peuple par-dessus la tête de ses élites).   Mais peut-être y a-t-il des bribes d’espoir à l’horizon, au sein même de la réflexion de nos partis politiques actuels.

Examinez le programme très officiel de l’Action démocratique du Québec.  Il propose, croyez-le ou pas, des gouvernements régionaux. :

            « L’ADQ considère que le pouvoir régional doit correspondre aux régions           administratives existantes.  Ainsi les régions ne seront plus de simples territoires           administratifs.  Elles deviendront des régions politiques de développement avec   lesquels  l’État central conclura des ententes-cadres ».


Examinez la démarche du Parti Québécois.  Déjà dans son programme officiel, il s’engage à la décentralisation même si, au pouvoir, il n’a pas donné grand suite à l’expression du nouveau Premier ministre du temps, Jacques Parizeau : « finis les jours du Notre Père qui êtes à Québec »…  Mais voilà que le PQ s’oriente vers une constitution pour le Québec, et une constitution élaborée par une constituante c’est-à-dire une assemblée citoyenne beaucoup plus large que l’actuelle Assemblée nationale.  Je vois difficilement pourquoi les citoyens renonceraient, dans les cadres d’une constituante, à des réclamations qu’ils répètent inlassablement devant toutes les instances qui se présentent devant eux depuis des années.  Une constitution à laquelle on associe les gens du terrain va, au moins l’espère-t-on, refléter les attitudes du terrain qui vont très fortement dans le sens de ‘soulager’ le gouvernement du Québec de l’excédent de pouvoirs qui s’y trouve.


Examinez les démarches actuelles du Parti libéral du Québec.  Le discours inaugural du Premier ministre, en mai 2003, a annoncé une réforme démocratique « globale » en trois parties dont deux sont connues.  La troisième, celle du système électoral, est annoncée pour la reprise de la présente session.  On ne connaît pas encore dans le détail le projet du ministre de la réforme des institutions démocratiques mais comme il a annoncé un système proportionnel mixte, on peut facilement postuler qu’il comprendra un certain nombre de députés de région.  Bien des formules d’élection sont possibles, mais le jour où on introduira de vrais « députés de régions » à l’Assemblée nationale, on commencera aussi à y faire pénétrer un pouvoir des régions.


EN CONCLUSION


Fermons le dossier.  Cessons les études.  Mettons fin au débat entre spécialistes.  Revenons à l’essentiel, c’est-à-dire à notre monde.  Si les régions sont le Québec, les citoyens sont les régions.  Il n’y a pas de grande solution miraculeuse à trouver.  Il importe seulement et surtout de revenir à une approche, éminemment perfectible bien sûr, mais éprouvée depuis longtemps : le processus démocratique.  Nous n’avons pas bâti le pays à date à partir d’une étude.  Et ses premiers constructeurs ne sont pas ses gouvernants et ses fonctionnaires.   Certains disent qu’ils attendent que « naisse le pays ».  Le pays est né depuis longtemps et naît devant nous tous les jours.

                        Dans la dernière entrevue politique qu’il a accordée, René Lévesque a répondu à la question : « Au moment de quitter la vie politique, qu’est-ce que vous souhaitez comme avenir au peuple québécois?  Sa réponse a été : « Qu’il se rende compte d’un fait primordial : qu’il est probablement un des deux ou trois peuples les plus ‘le fun’, les  plus intéressants, les plus capables d’aujourd’hui ». 
(L’Actualité, vol. 11, no 2, octobre 1985)

                        Les régions sont le Québec.  Les citoyens sont les régions.  Si on arrêtait de décider à la place du monde et qu’on optait pour une dynamique axée sur eux, peut-être qu’on réussirait à faire bien mieux encore que juste de la décentralisation.


André Larocque
Québec
le 6 septembre 2004

                       












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